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L'Ellipse

15 Novembre 2014 , Rédigé par Thierry

L’ellipse est présente dans quasiment tous les récits : c’est une saute dans le temps qui provoque le retrait d’un élément narratif. Qu’est-ce qui est coupé ? Ce qui ne présente pas d’intérêt dramatique réel (pas d’action), ou au contraire ce qui présente un plus grand intérêt dramatique à rester dans l’ombre. 2046 est un film entièrement construit autour de l’ellipse d’une histoire qui aurait pu être vécue. Chaque histoire d’amour montrée est marquée par les stigmates de cette histoire. L’ellipse se déploie donc en creux.


L’ellipse comme interdit de la représentation


Au début du film, deux scènes entourent la séparation de Tony Leung et de la femme aimée. La première est l’image à table où il perd contre elle aux cartes, juste avant la rupture, la seconde est l’image de la femme qui marche seule le long du mur au ralenti, juste après la rupture, donc. Il y a ellipse de la séparation, dont il reste cependant un signe dans l’image : le rouge à lèvres est étalé autour des lèvres de façon bestiale, ce qui est d’autant plus visible à l’intérieur de la beauté parfaite, composée de la femme comme du plan. L’ellipse du baiser passionné est figuré par la tache rouge de l’interdit.
L’image de la main gantée de la femme hante le film et revient sous forme d’images quasi subliminales de la même main, ou rejouée par d’autres femmes – en particulier par Gong Li vers la fin du film. Cette fois-ci dans le jeu de répétitions et différences que propose le film le baiser fougueux est montré. Il y aura eu tout le film entre les deux baisers, tout 2046 pour passer de l’un à l’autre.


L’ellipse comme passage


L’ellipse permet donc de passer d’un élément à un autre par une temporalité propre, créant des espaces temps à remplir. Dans 2046, une date précise se répète, rythmant le film : Noël. On passe du Noël de 1966 à celui de 67 et 68 en faisant quasiment l’ellipse du reste de l’année, et en gardant la chanson de fête, comme une rengaine ironique sur un tourne-disque bloqué. Le déroulé temporel du film est rendu abstrait et fige Tony Leung dans une répétition du même : pour lui le temps ne passe plus. Et c’est bien l’impression qu’il donne dans son roman, puisqu’on voit son héroïne futuriste regardant désespérément par une vitre, un carton « 1 heure plus tard », elle est toujours à la même place, un autre carton « 10 heures plus tard », elle est toujours à la même place, un autre carton « 100 heures plus tard », elle est éternellement à la même place.
L’ellipse correspond donc ici à un passage du temps, presque une philosophie du temps, où il s’agit de montrer les ellipses, par des cartons, par une stylisation des moments choisis du film qui se répètent. C’est donc le temps lui-même qui est mis en scène, jusqu’à l’abstraction.


L’ellipse comme forme


Car l’ellipse est aussi une forme géométrique. 2046 débute et s’achève sur un objet étrange, rempli des secrets du monde. On voit la femme du futur se pencher vers le creux de cette ellipse en 3 D mais on n’entend pas ce qu’elle dit. Là encore, alors que l’image n’est pas ellipsée, l’objet forme de l’ellipse interdit le secret, ou plus exactement nous montre l’interdiction de ce secret. Tout le film tourne autour – si j’ose dire – de l’ellipse. La séquence amoureuse interdite ne peut être montrée mais elle est réécrite et donc déformée par les romans de M. Chow (Tony Leung). Le film passe de la chambre 2046 des années 60 à 2046, la date, transposant sur un nouveau repère le problème amoureux. C’est l’art ici qui transfigure. L’image même du film se déforme, par l’usage du grand angle et du scope (le 1 : 2.35) qui étale les visages et les objets, l’image tire elle-même vers l’ellipse.
L’ellipse est donc la visualisation dans le temps et dans l’image du manque. Un film qui dirait tout serait trop plein, il n’y aurait plus d’espace interdit, et plus de détours possibles. L’ellipse au cinéma crée un trou noir qui attire le spectateur, lui permet de se projeter dans les ombres. 2046 le film est bien une ellipse tracée entre deux points, 1966 et 2046, pour mieux tourner autour des hommes d’aujourd’hui, pour mieux dévoiler la trace de rouge sur les lèvres – en forme d’ellipse – d’une femme.

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