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Le Decadrage

15 Juillet 2014 , Rédigé par Thierry

Le décadrage est une figure plutôt rare au cinéma, qui s’efforce de recadrer dès qu’un personnage a tendance à sortir du cadre. Si le mouvement du recadrage est logique, celui du décadrage paraît irraisonné. Mondovino est construit autour du prisme du verre de vin à travers lequel on voit le monde. Dans ce jeu de diffractions, le film lui aussi dévie son chemin, décadre son sujet pour mieux déployer une autre logique.



Le décadrage comme mouvement irraisonné


Quand Jonathan Nossiter interviewe les grands patrons du vin, on a souvent le son de la discussion pendant que la caméra traîne sur les côtés. Par exemple, dès que Nossiter voit un chien, il cadre le chien plutôt que le maître, dès qu’il voit un domestique, la caméra pivote vers le domestique. Pendant un des interviews, la caméra zoome sur un ouvrier sur son échelle, comme si Nossiter était plus intéressé par le rapport à la domesticité que par les propos du personnage. Le film garde d’ailleurs des moments apparemment inutiles pour la narration – la mondialisation du vin – comme ce moment où la domestique ouvre une porte au fond du cadre et s’excuse. Son patron l’appelle, elle revient puis repart après un échange de trois mots, et Nossiter coupe quand elle sort du champ pour dire que cet événement fait la scène en soi et non la parole du patron sur le vin.


Le décadrage comme saisie d’un bord cadre


Contrairement à la majorité du cinéma qui cadre pour définir son propre réel, la caméra de Nossiter, mouvante, légèrement tremblante parfois, ne cache pas les limites du cadre. Son flottement même nous indique qu’il y a beaucoup d’autres choses à côté, beaucoup de choses à regarder. Dans une propriété de nouveaux riches, le plus parlant n’est pas la vigne mais la décoration vulgaire, notamment une table inspirée par celle du Parrain. Nossiter filme la famille à table vantant la beauté de son mobilier. Le plan d’après, la caméra est loin et on voit l’immensité de la table et la famille dans un petit coin, grotesque. L’ironie de Nossiter décadre le premier degré de la parole et crée une profondeur.



Le décadrage comme sortie du cadre (imposé)


Le décadrage permet une dialectique. Nossiter ne nous laisse jamais bercer par la parole d’un de ses personnages mais le met en opposition avec un élément de l’image, parfois avec une parole qui contredit ou affine une autre. On voit l’influant oenologue Michel Rolland dans sa voiture en action vanter sa méthode, scène entrecoupée par les paroles d’Aimé Guibert qui décrit Rolland comme un imposteur. Et plus tard, on voit ce même Aimé Guibert vanter sa lutte contre la mondialisation des Mondavi en parallèle avec l’ancien maire qui raconte les motivations plus profondes et ambiguës de Guibert.
Toute la mise en scène de Nossiter est une mise en scène du décadrage au sens propre par les mouvements de caméra mais aussi par le montage, par exemple ce montage parallèle, et par le jeu sur le flou et le net – c’est l’ouvrier au fond du cadre qui est net pendant que le patron vigneron parle flou plein cadre. Le décadrage apparaît alors comme une méthode d’investigation qui constitue une morale.


Le décadrage n’est pas irraisonné mais correspond à une logique de cinéma : c’est une figure d’ouverture. Car le cadre, c’est le carré, étymologiquement, donc quelque chose de fermé que Nossiter s’efforce d’ouvrir pour saisir le monde tout autour. C’est en même temps une logique philosophique, une philosophie antique qui naît de la nature, des vignes, du bien manger et du bien vivre en le liant au politique. A la fin du film, Nossiter, dans une petite vigne au Brésil, presque un jardin, goutte le vin sucré d’un pauvre vigneron à mille lieues des grandes familles qui peuplent le film. Mondovino est un peu au cinéma ce qu’est ce jardin au monde, un terrain en friches où la réflexion sur le vin, le monde et le cinéma ne font qu’une, un appel au multiple et un hymne au désordre.

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